Le visible, l’invisible et l’élan de l’art
Guy Ferrer
Texte d’introduction du livret réalisé pour une exposition à la galerie L’Œil Soleil, Cliouscat, France (1994)
À la base même de l’art premier, il y a le culte : l’objet de l’art étant votif, l’œuvre d’art devient vecteur de forces, soupçonnées et insoupçonnables.
Les artistes contemporains ont généralement perdu le sens du pouvoir intercesseur, entre le profane et le sacré, de l’œuvre d’art. Pourtant, l’artiste est officiant, laborantin actionnant des forces symboliques…
Comment certains artistes peuvent-ils revendiquer leur non-investissement affectif dans l’œuvre ?
Comment peut-on rester en deçà du plaisir, de la douleur, de la peur et du jouir que faire de l’art procure ?
Parce que l’œuvre nous survivra, il faut veiller à lui donner la force de durer.
L’œuvre d’art est vivante.
L’art est magique.
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En 1994, j’écrivais ce petit texte d’introduction pour une exposition mêlant art contemporain et art tribal. Il reste juste, après des années, tant pour mon propre travail d’artiste que pour les œuvres que je collectionne.
Je crois en effet que les artistes ont ce pouvoir mystérieux de donner à voir ce qui resterait invisible ou inaudible sans eux, que la révélation dont ils ont la charge, lourde et subtile, est une capacité extraordinaire et irremplaçable.
De ce fait, selon moi, cette relation à l’invisible est bien de l’ordre du sacré. En se mettant à la disposition des forces supérieures qui nous régissent, l’objet créé, grâce ou malgré soi, survient.
La collection d’art africain que j’ai commencée à constituer a d’abord engrangé des objets tribaux, choisis pour leur force ou leur intérêt plastique plutôt que pour leur signification intrinsèque au sein des groupes ethniques dont ils sont issus — cette connaissance ethnologique n’étant pas mon focus principal.
Tous ces objets sont venus constituer une famille nombreuse où les dialogues sont riches et parfois tonitruants, selon la manière dont les objets sont mis en corrélation.
Elle s’est étoffée au fil des années de très nombreuses pièces qui ont porté mon imaginaire artistique et ouvert un champ d’exploration élargi à toutes les cultures du monde, au vocabulaire de formes infini.
En 2018, alors que je participais avec Pascal Lacombe à une exposition à Beyrouth, j’ai découvert avec surprise et beaucoup d’intérêt les œuvres exposées par la galerie mitoyenne de la nôtre, et en particulier celles de l’artiste Marc Padeu.
J’ai pu les acquérir grâce à l’accompagnement de la galeriste camerounaise Diane N’Gako. Ces œuvres ont été, en quelque sorte, ambassadrices d’un ensemble qui, depuis, est venu s’agréger autour d’elles.
Il me semble, sans tomber dans une quelconque généralité caricaturale, que les artistes contemporains africains portent à la fois les traditions ancestrales qui les habitent encore — et qu’ils illustrent plus ou moins consciemment —, et cette appétence pour le monde dit « occidental », qui, étrangement, les attire.
Plus curieusement encore : alors que l’histoire retenait et reconnaissait aux artistes noirs des talents incontestables pour la musique, le chant, la danse, la sculpture, etc. — autant d’expressions dont ils ont comblé le monde —, la peinture semblait exclue des champs communément admis de leurs compétences, à quelques rares exceptions près.
Aujourd’hui, à l’évidence, cette lacune est puissamment corrigée. On assiste à un engouement planétaire pour ces artistes peintres et sculpteurs qui ont su rattraper la mise à l’écart initiale et viennent, plus ou moins opportunément, nourrir galeries et institutions… D’où une vigilance et un discernement devenus nécessaires, justifiés par l’envolée du marché les concernant.
Au-delà du plaisir immédiat qu’elle me procure, la modeste collection que j’ai initiée — et que je continuerai d’étoffer, je l’espère, au gré de coups de cœur pour d’autres pépites — vise à réparer un peu cet injuste manque de considération, en donnant à voir des œuvres souvent fortes et passionnantes, selon moi.
Elle dit aussi la transversalité de l’art : la sensibilité ne connaît pas de frontières et se diffuse à tous ceux qui s’autorisent curiosité et ouverture aux autres.
L’axe de la collection — libre et non limitatif, mais qui s’est imposé à moi dès le début — explore les liens d’inspiration esthétique et spirituelle qui relient l’art africain contemporain à l’art occidental en général.
Guy Ferrer